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Bonjour, je vous donne la bienvenue à mon blogue. Je suis intéressé à la recherche sur l’imputabilité. Plus précisément dans la dynamique sociale et dans la gouvernance, mais aussi sur les processus de participation. Actuellement, je travaille à la coélaboration dans la construction du savoir permettant améliorer l’exercice du pouvoir et la construction de politiques publiques. Je suis diplômée du programme de la maîtrise en administration publique, à l’École National d’administration Publique, ÉNAP. Actuellement, je suis en train de terminer mes études dans le programme de maîtrise en technologie éducative à l’Université Laval. En temps de la pandémie, plus que jamais, je pense que même en mode virtuel, c’est le moment pour partager des connaissances, de construire des solutions en mode de coélaboration.

jeudi 9 novembre 2023

De l'exil, mon histoire: le visage de mon frère

Pour commencer cette courte réflexion, je voudrais vous dire que j'appartiens à cette génération plus âgée touchée par le mouvement de la théologie de la libération. Je m'intéresse particulièrement au codéveloppement en tant que processus social de démocratisation de la gouvernance. De plus, je me sens interpellée par les processus de responsabilité sociale, les structures sociales d'autogestion et de transmission du savoir, la construction collective du savoir. Je pense que c'est de là que vient mon intérêt profond pour la responsabilité de l'individu dans le contexte social et vice versa.
J'aime les discussions sur les rituels sémiologiques de la culture populaire que la technologie ne permet malheureusement pas, comme les discussions dans un marché public avec les habitants locaux ou lors d'une fête populaire. Le lien social est en soi créateur de connaissances. Le langage, le mot, a une fonction médiatrice fondamentale dans la médiation du savoir. Cela se fait par la parole, c'est-à-dire par l'apprentissage de la langue maternelle. Le processus d'apprentissage se développe entre la connaissance, le cognitif et l'affectif. On ne peut interagir sans apprendre, apprendre sans communiquer et communiquer sans ressentir.
Le thème autour duquel je tourne depuis des années, c'est la responsabilité comme processus social qui concerne la famille, l'école, en tant qu'espace d'apprentissage, et la société en tant que système ouvert constamment interconnecté avec l'environnement socioculturel de chaque individu en interaction constante avec le milieu environnant. De ce point de vue, il, l’individu, ne serait plus un élément essentiel isolé et dominant mais une partie constituant comme tous les autres éléments de l’environnement, avec des droits et des responsabilités, dans un espace où les échanges socioculturels agiraient comme des intermédiaires facilitant notre vision de l'autre, en étant des acteurs de l'altérité.
La reconnaissance de l'autre implique la justice en soi vers l’autre et vice-versa car elle rejette les conditions d'inégalité sociale, physique ou mentale. Je fais cette réflexion en m'inspirant de la pensée d'Emmanuel Lévinas, que je trouve stimulante pour les éducateurs et les responsables de la politique éducative aujourd'hui. Il s'agit d'un penseur dont la philosophie est essentiellement éthique et traite de la relation entre le sujet et les autres. Je reprends deux idées de Lévinas : la métaphore du "visage" et la non-réciprocité dans la relation de responsabilité à l'égard d'autrui.
Suivant le principe de l'altérité, la transmission du savoir, sans exclusion ni discrimination, devient la base de la justice sociale pour construire des sociétés meilleures. La non-reconnaissance de l'autre implique l'exclusion et les préjugés. La vision de la participation et de l'inclusion de tous écoute le besoin de l'autre comme principe régulateur de nos relations, c'est-à-dire qu'au travail, dans la famille, dans nos relations, avant d'agir, avant de penser, avant de faire un commentaire, nous nous mettons à la place de l'autre.
La reconnaissance de l'autre implique de considérer la réalité environnante, d'être attentif aux processus idéologiques implicites. C'est un défi qui met en évidence les limites du lien entre l'éthique et la politique, entre la justice et le droit, entre l'autre et le même, entre l'éducation intentionnelle et non intentionnelle. Il est nécessaire de comprendre la relation étroite qui doit être maintenue pour reconnaître l'autre sans ambiguïté et accepter toute caractéristique qui ne semble pas commune au groupe ou à l'environnement social que les acteurs représentent. C'est l'école qui doit le plus tenir compte, en tant qu'organisation sociale, ouverte et influencée par le facteur humain. La participation, le dialogue, la justice et l'autonomie donnent un sens à la dignité, à la fraternité et à la justice et produisent des connaissances.
Le visage est une notion centrale dans la philosophie de Lévinas que j'ai découverte grâce à l’un de mes collègues, doctorant en technologie de l'éducation à l'Université Laval au Québec, qui a été victime dans un contexte de violence et de xénophobie à l'égard des Burkinabés vivant en Côte d'Ivoire entre 2010 et 2011. Avec ses propres mots, Mon collègue m'a raconté que, comme beaucoup de leaders communautaires dans les pays en conflit de guerre aujourd'hui, ils ne pouvaient que se cacher dans leurs résidences par peur des "escadrons de la mort" qui pouvaient défoncer les portes à tout moment. Cela me rappelle ma propre tragédie en Colombie, en février 1999 : mon frère a été torturé, brûlé vif et laissé pour mort sur le bord d'une grande autoroute à Bogota, en Colombie. Il n'avait que 27 ans, il avait terminé ses études d'ingénieur agronome, il a été tué parce qu'il pensait différemment. Six mois plus tard, mon mari, avocat, défenseur des minorités, a lui aussi été assassiné sous mes yeux. Nous n'avions rien vu venir, un ami proche de mon mari et un leader social ont été tués une semaine plus tard, et deux autres avant la fin du mois d'août. Tous des intellectuels avec une pensée de justice sociale et au service des plus démunis.
Dans la Colombie d'aujourd'hui, quand je lis les nouvelles, rien n'a changé, les milliers de victimes deviennent des nouvelles oubliées et la douleur subie est cachée derrière des publicités, pendant les fameux matchs de football, de gens heureux et beaux dans un environnement idéal. Pour en revenir à la tragédie familiale, la première photo que nous avons prise de ma mère juste après la mort de mon frère, il m'a toujours semblé qu'elle reflétait le visage de nombreuses mères, de toutes origines, races, cultures et pratiques religieuses, confrontées à l'inévitable lorsque la mort a emporté leur enfant.
Mon collègue m'a raconté que la guerre civile se profilait à l'horizon dans son pays d’origine et que le gouvernement de l’époque était accusé d'être le parrain de la rébellion à la capitale, Ouagadougou, considérée la base d'entraînement des rebelles. De nombreux Burkinabés et Maliens ont été violés et tués en représailles. Dans son récit, il a mentionné spécialement qu’à la fin de la guerre civile, « j’ai été ému par le fait que la chaîne "Télévision de la Résistance" montrait chaque jour, sans commentaire, une série de visages d'horizons divers, dont ceux d'étrangers d'Afrique de l'Ouest, reconnaissables à leurs parures ou à leurs cicatrices raciales. La particularité de ses photos était de montrer au premier plan des visages joyeux, rayonnants de joie, montrant parfois des gestes de convivialité. Le message était clair : faire oublier les scènes horribles de massacres, de tortures, de défiguration de tant de personnes... »
Dans les nouvelles de cette semaine ici au Canada, nous voyons les visages ahuris, pleins de larmes de douleur et d'incertitude de milliers de personnes qui sont devenues des réfugiés climatiques au Canada. Au-delà du récit de l'urgence climatique et de l'aspect médiatique, sommes-nous capables de percevoir toute la douleur de ces personnes déplacées? Le visage est une métaphore par laquelle Levinas traduit l'expérience de la relation avec autrui... Pour lui, la rencontre avec autrui se fait dans la révélation de son visage.
C'est la notion de visage chez Levinas, qui n'est pas à prendre au sens empirique où le visage renvoie aux traits de la physionomie à travers la réalité corporelle comme une présentation faite à la télévision que mon collègue a vu après la guerre. Le visage "parle" et ce qu'il révèle, c'est sa misère, sa vulnérabilité. Le visage signifie les autres dans leur faiblesse et leur mortalité. Ce que le visage révèle, c'est la réalité de l'autre, sa pure humanité au-delà de tous les rôles sociaux qu'il peut être appelé à jouer. C'est parce que la rencontre avec l'autre se fait dans la révélation de son visage qu'elle transcende toutes les considérations idéologiques et philosophiques où toutes les relations sont lues en termes de savoir et de pouvoir. Mais en même temps que le visage révèle l'humanité et la contingence de l'autre, il signifie la demande silencieuse que l'autre m'adresse par sa présence. L'apparition du visage est un commandement moral, un ordre ; la relation à l'autre est la responsabilité - pour l'autre. En d'autres termes, le visage est l'expressif de l'autre, qui me rend pleinement responsable : je dois répondre de tous les autres.
On peut dire que Levinas a radicalisé l'approche de Kant en incarnant la loi morale vis-à-vis d'autrui. Et contrairement à Hegel ou Sartre, il a placé l'antériorité du bien sur le mal dans la relation du sujet à autrui.
La deuxième idée de Levinas que je retiens est le fait que l'altérité dans la relation signifie qu'elle n'est pas réciproque, elle est fondamentalement asymétrique. La réciprocité des actions ne peut pas être attendue par le sujet ; le sujet doit savoir comment agir sans savoir ce que l'autre va faire. Il ne s'agit pas d'un troc dans lequel l'autre serait amené à me rendre le bien que je lui ai fait. Cette réciprocité caractérise le circuit des échanges économiques régis par la règle du bénéfice mutuel. Pour Levinas, le moi disparaît dans un mouvement de générosité fondamentalement désintéressée, sans condescendance ni paternalisme. Il me semble que Levinas peut être d'une aide particulière pour les éducateurs et les décideurs politiques dans le domaine de l'éducation inclusive. L'ouvrage principal de Levinas s'intitule Éthique et infini.
Cette approche théorique me pousse à revisiter mes souvenirs des souffrances que j'ai observées et vécues et à rechercher le sens de mon être. La grande contribution philosophique de Levinas peut être considérée comme un chemin vers une société meilleure. Définir l'intérêt personnel, l'égoïsme comme la cause de la violence et le moyen dominant pour sortir de soi et répondre à l'appel de l'autre est transformateur. C'est précisément votre expérience, la mienne et celle de milliers de personnes dans le monde, en particulier aujourd'hui (femmes, enfants, hommes, pris au piège d'une souffrance extrême et d'une profonde injustice) qui exige un changement radical dans la perception de l'autre. Il est impératif de sortir du cadre du soi et de l'autre sans tomber dans le nous absolu. Et il ne s'agit pas d'un acte de charité, mais de la réalisation de soi à travers le privilège d'aider les autres en acceptant le principe universel de l'acceptation de l'autre, tous étant égaux.
Pour Levinas, en élevant le concept de moralité à la figure de l'autre, je prends le risque de le poser surtout dans l'action sociale. Je reformulerais la question : où est ton frère ? en : où suis-je pour mon frère ? Car mon degré de responsabilité se situe dans ce domaine de la philosophie expérientielle fondée sur l'autre. Une philosophie au service de l'être humain pour l'être humain.
C'est dans cet intervalle conceptuel de responsabilité personnelle envers les autres que je trouve le sens de l'existence de l'être humain. Un sens qui cherche à briser tous les schémas qui regardent l'être humain fermé sur lui-même (égoïsme) qui est à l'origine de toute sa violence. Un sens libérateur qui projette l'être dans un environnement vivant et en interaction constante avec les autres.
L'autre devrait être tout être humain qui se présente devant notre société et demande justice. La rencontre éthique par le langage entre l'autre (visage) et la structure qui régit une société se produit dans la construction de la justice, sans réciprocité, mais asymétrique, puisque reconnaître l'autre c'est donner, mais donner comme un privilège, le privilège de donner à l'autre. Dans la mesure où la relation entre soi et l'autre n'est pas réciproque, je me constitue comme sujet.
Être appelé à la responsabilité n'est pas un mouvement de ma part vers l'autre, mais un impératif immédiat et irrévocable qui vient du visage de la douleur, de la souffrance de mes amis, de mes voisins, de mes collègues, de ma famille et de ceux que je ne connais pas. C'est un commandement, une imposition qui tisse des liens plus justes et construit des sociétés plus heureuses. Il est surprenant de voir comment l'accent mis sur la constitution du "nous" peut briser l'égoïsme qui le constitue, ce qui renforce la notion de responsabilité sociale de l'individu comme valeur sociale fondamentale.
Par conséquent, les racines fondamentales de cette relation d'identification à la souffrance de l'autre, de sentiment d'appartenance à la douleur subie par les autres, se trouvent dans la politique, dans le dynamisme de l'être humain lui-même qui participe à la prise de décision de la société. Bien qu'au niveau universel il y ait un processus qui relativise tout et même l'éthique ; on affirme qu'il n'y a pas de vérités absolues et que tout est relatif, cela a malheureusement eu des conséquences désastreuses sur la participation de tous en tant que moteur de la construction sociale.
À travers les processus éducatifs, nous montrons la société et l'autre comme un objet lointain, qui nous est étranger, comme celui qui n’est pas moi, une vision qui n'est que descriptive de la réalité sociale. Notre vision rationnelle de l’autre étouffe notre interprétation du monde par notre #intelligenceémotionnelle. Des plus en plus nous le voyons tous les jours, personne n'est intéressé par la lutte pour une société où le désintérêt est présent dans les relations entre les personnes, personne ne veut servir sans regarder qui il sert et sans savoir ce qu’est son profit.
Comme beaucoup d'entre vous, je suis convaincue qu'il n'est pas utopique de penser que, grâce à l'éducation, à l'apprentissage et à la sensibilisation à la responsabilité sociale individuelle, nous pouvons changer notre vision égoïste et la relativité morale qui nous permet d'utiliser des moyens qui nuisent aux autres pour obtenir nos propres avantages, mais cela ne peut se faire si nous n'adoptons pas un mode d'action coopératif. La société et ses crises ne sont pas le résultat de la délégation du pouvoir de décision à quelques-uns si la responsabilité et les conséquences nous incombent à tous. Les grandes transformations sociopolitiques et économiques naissent d'un processus participatif du collectif, imprégné d'action et de respect de la dignité et du droit à l'amour.
Une société qui valorise la responsabilité sociale ou notre responsabilité individuelle envers les autres, fera en sorte que les politiciens et les représentants des partis politiques assument la responsabilité des besoins du peuple et se souviennent que c'est le peuple qui les élit avec son vote, afin qu'ils sachent comment résoudre les pénuries précaires avec lesquelles beaucoup vivent, c'est-à-dire qu'ils travaillent par, pour et avec la dignité humaine.
Ainsi, nous sommes confrontés au défi de construire un monde plus humain, de guérir, comme les blessures profondes décrites dans les veines ouvertes de l'Amérique latine de l’auteur Eduardo Galeano, les visages oubliés, maltraités et déformés de notre continent. Je vous remercie pour votre précieux accueil à cette petite réflexion. J'espère pouvoir continuer à partager humblement mon point de vue avec vous.